LA MÈRE 2017

Yves Peltier
Texte écrit en hommage à Patrick Favardin, galeriste, historien et critique d’art décédé en novembre 2016.

detail tapisserie

Dans son atelier, Marc Alberghina donne corps à des images qui ne cessent de nous interpeler et de nous questionner. Ces représentations sont le résultat d’un travail de la terre, des émaux, des engobes, du concret, d’une transfiguration du réel en somme dans une gestuelle qui symbolise sa relation au monde du dehors et sous-tend une volonté, un désir puissant d’action et de relation à ce dernier. Elles sont aussi le résultat d’une exploration du monde du dedans, de l’intime, d’un labeur plus introspectif sur ses angoisses et ses obsessions, sur ses états psychiques intermédiaires, le fruit, aussi, d’une alchimie plus mystérieuse encore, celle de la pensée que le geste du « faire » vient matérialiser.

Avec cette étonnante image d’un utérus surdimensionnée, aux trompes en forme de cou et de tête de cygne, suspendu au-dessus d’un bassin rempli d’un plasma composé de déchets céramiques, symboles de l’apocalypse qui nous guette autant que de l’échec, cette « fausse-couche », ce néant qui menace l’artiste, Marc Alberghina convoque l’image du monstrueux dans une atmosphère rappelant l’univers fantastique de l’écrivain américain Howard Phillips Lovecraft (1890-1937).

Ce monstrueux prend corps dans l’intimité d’une chambre au papier peint suranné que suggèrent ses motifs fleuris estampés sur la surface plane de ce moule « mère » en plusieurs pièces sur lequel se dessine cet organe directement inspiré de ses représentations anatomiques en cire dont André Pierre Pinson (1746-1828) s’était fait une spécialité au siècle des Lumières.

details dans la bassine

La référence n’est pas anodine et pas seulement pour cette lumière de la pensée qui éblouit si brillamment cette époque. Il y a dans cette œuvre de Marc Alberghina, comme chez Pinson, une forte dualité entre la mise en scène artistique et un réalisme scientifique quelque peu malmené tout de même. Véritable énormité, l’utérus, ici, symbolise le « dedans », la maison originelle où l’on se sent bien, qui protège. Elle est le siège de la chaleur, de la tendresse, de l’amour. Cette maison est un monde rêvé qui n’existe pas encore ou qui n’existe plus, un Vallauris qui inexorablement se délite, s’efface et qui, pourtant, est la source des œuvres de Marc Alberghina jusque dans sa corruption et son pourrissement formels et esthétiques.


Les cols de cygnes, par la polarité féminin-masculin de leur symbolisme, expriment le désir. Un désir premier, masculin, actif et sexuel, créateur couplé à celui, féminin, donnant naissance à l’œuf du monde. Participer à la naissance d’un autre monde, donner cette possibilité, donner à penser, à entrevoir et, enfin, voir, à réfléchir, interpeler dans l’urgence voilà tout l’enjeu du travail de l’artiste, du geste fécond de ce shaman, de ce magicien qu’il est. Usant de l’artifice, il nous permet de voir au-delà des apparences trompeuses du réel, de cette matière qui fait obstruction à la pensée et nous met en relation avec une vérité que nous ne sommes pas ou plus capables d’appréhender par nous-mêmes.

Le morbide et le toxique s’invitent dans cette image féconde, par l’emploi de cette couleur, ce violet comme des jets de gaz cher au Des Eisseintes de Joris-Karl Huysmans dans son ouvrage « A rebours » paru à Paris en 1884. Ce violet, tel un poison, se répand insidieusement et déstabilise cette vision frontale et puissante. Elle perturbe par éclaboussures vénéneuses notre perception raisonnée de l’œuvre et vient empoisonner notre conscient, notre raison. Bousculés, nous sommes confrontés à ce mystère qui nous pousse à fouiller dans notre inconscient et à donner la parole à ce qui est le plus profondément enfoui dans notre esprit. Nous vivons pleinement l’expérience proposée par Marc Alberghina et nous initions, par son intermédiaire, aux mystères dans leur acception gothique c’est-à-dire populaire et dramatique, au fabuleux de ses propres visions fantasmatiques. Cette vision, angoissée, dit aussi la douleur, les frustrations, les déceptions et autres tristesses, colères et culpabilités de l’artiste face à la nécessité absolue de faire et de dire mais aussi de partager, face au risque du désastre que représente la rationalité asphyxiante qui, sous couvert de morale, envahit le champs de la pensée et de la création et dont le fascisme rampant menace au travers d’un productivisme stérile qui est le fait du monde du dehors, extérieur au mystère de l’homme et pourtant étonnamment né de lui. Ce dehors, c’est aussi ce Vallauris gangréné très tôt par le mercantilisme puis aujourd’hui par une sorte d’amnésie qu’engendrent l’inculture et le repli sur soi d’un loisir créatif qui ose se professionnaliser et balayer une histoire si riche et pleine de promesses sur l’hôtel d’un bon goût, celui d’une pensée, consensuelle et lénifiante.

Le Big-Bang picassien s’éloigne à grande vitesse. L’extension créative incroyable de l’élan initial a produit un vide trop vite occupé par le « tout et le n’importe quoi » d’un babacoolisme politiquement et définitivement trop correct que l’égalitarisme et le relativisme de notre temps nourrissent avec perfidie. Nous voyons bien qu’ici le monstrueux orchestré par Marc Alberghina participe à déconstruire le réel pour en faire apparaître la forfaiture dans une démarche qui n’est pas sans allusion à l’œuvre de l’écrivain, poète et peintre d’origine belge Henri Michaux (1899-1984).

Avec cette œuvre, Marc Alberghina exprime toute l’horreur que lui inspirent les voies qu’emprunte ce monde-là.

Cet utérus, monstre difforme par son gigantisme, hybride, à la fois fruit de la nature et de son imaginaire est porteur d’une symbolique forte et prégnante qui nous interpelle jusqu’au heurt s’il le faut. Cette vision cauchemardesque est celle du combat que mène l’artiste : comprendre cet univers qui l’entoure, se comprendre lui-même et tenter, coûte que coûte, de ne pas en sortir vaincu.
« Il faut que je me réjouisse au-dessus du temps…, quoique le monde ait horreur de ma joie, et que sa grossièreté ne sache pas ce que je veux dire ».
Jan Van Rusbroek dit l’admirable (1293-1381).